Repenser la valeur économique pour concevoir d’autres modes de développement

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Numéro de la publication: 
N°36
Date de parution: 
Mars 2011

 

 

Depuis quelques années, des économistes, des philosophes ont initié de nouveaux travaux de  réflexion pour nous inviter à reconsidérer ce que nous appelons "richesse", pour redéfinir notre conception de la richesse. Dans un ouvrage Les nouveaux indicateurs de richesse, Jean Gadrey et Florence Jany-Catrice, dressent un bilan des contestations sur le PIB comme principal critère de performance des nations et présentent de nouveaux indicateurs censés traduire de nouvelles manières d’appréhender la richesse des nations. Dominique Meda dans son ouvrage Qu’est ce que la richesse ? montre comment s’est construit historiquement « ce coup de force de l’économie » qui assimile la richesse à ce qui est produit et peut être vendu. Dans son travail sur Reconsidérer la richesse, Patrick Viveret conclut  que « la manière dont les sociétés comptent et distribuent la richesse exprime toujours historiquement des choix de sociétés : les rendre lisibles et conscients est une exigence démocratique ».

 

A la demande du Président de la République Française, Nicolas Sarkozy, une commission d'experts internationaux, comprenant deux prix Nobel d'économie, Joseph Stiglitz et Amartya Sen a travaillé durant les années 2008 et 2009 sur « la mesure de la performance économique et du progrès social ». L'objectif fixé était de développer « une réflexion sur les moyens d'échapper à une approche trop quantitative, trop comptable de la mesure de nos performances collectives» et d'élaborer de nouveaux indicateurs de richesse.

 

Suite à la création de la Commission Stiglitz, quelques économistes ayant travaillé sur la question des nouveaux indicateurs de progrès « au-delà du PIB », et dans « une vision renouvelée de la richesse ou du développement Humain durable », ont fondé le Forum pour d’Autres Indicateurs de Richesse (FAIR) [1]. Dans une déclaration, appelée Manifeste de FAIR, les membres de ce forum, prennent acte que « les déséquilibres environnementaux, sociaux et économiques sont aujourd’hui tels que considérer le « bien être de tous » comme axe central d’un nouveau projet sociétal (et donc de la notion de progrès ) ne relève plus tant d’un seul retour aux visions humanistes que d’une impérieuse nécessité au bénéfice de la survie de tous ». Et de souligner « nous pouvons dire cyniquement que, grâce aux impacts destructeurs et désormais incontestables du changement climatique, ou encore aux effets en chaîne de la crise financière, les avis convergent peu à peu vers l’idée que changer de système de référence n’est pas une alternative, mais la seule issue possible ». Pour « sortir du mur », le manifeste de FAIR propose de s’inspirer des propos d’Albert Einstein : « Pour résoudre un problème, il faut changer l’état d’esprit qui l’a créé ».

 

Par rapport aux nouveaux enjeux de survie auxquels doivent faire face nos sociétés, il nous faut concevoir et construire une nouvelle pensée économique. Sachant que tous les principaux courants de pensée économique ont été fondés au départ sur une certaine idée de ce qu'est la valeur économique, nous défendons ici l'idée qu'il nous faut remettre au centre de nos réflexions le concept de valeur économique. Il nous faut retravailler d’une manière urgente sur de nouvelles compréhensions de ce que doit être la valeur économique[2] des biens et des services dans un monde qui doit apporter  très rapidement des solutions pour diminuer les déséquilibres environnementaux, sociaux et économiques qui ont été créés au sein d’un mode de développement particulier. En effet, ces déséquilibres sont la conséquence du mode de développement initié par les pays industrialisés occidentaux et qui s’est construit depuis le début de l’industrialisation - tant au sein de la théorie classique que néo-classique - sur l’idée que la valeur économique des biens et des services se réduit à leur valeur d’échange, que celle-ci est mesurée par leur prix.

 

La crise financière et économique que nos sociétés connaissent depuis 2008 et les propositions avancées pour résoudre cette crise, montrent que nous continuons toujours à raisonner avec le même logiciel économique, celui de la théorie néo-classique. Les incantations pour sortir de la crise font appel aux traditionnelles recettes : relancer la consommation, diminuer les dépenses publiques, retrouver le chemin de la croissance du PIB. Que sont devenus les beaux discours, les commissions d’experts internationaux  sur les indicateurs alternatifs de richesse, sur une mesure moins quantitative de la performance économique ?

 

Il est de plus en plus reconnu que les racines de la crise financière et économique vont bien au-delà d’un dysfonctionnement du secteur bancaire. Elles trouvent leur origine dans un effort concerté de libération du crédit afin de soutenir et de renforcer une croissance économique mondiale. De notre point de vue, la crise financière et économique actuelle qui s’est déclenchée en 2008, n’est que le reflet d’une crise bien plus profonde, et le danger serait de résoudre la crise actuelle, de relancer la croissance mondiale, sans apporter de changements à notre vision du monde, c’est à dire à notre manière de concevoir les rapports que nous entretenons avec  notre planète et notre manière de concevoir les rapports des hommes entre eux. Le danger serait de ne pas changer notre manière de penser à la fois la valeur  et  la richesse économiques qui sont historiquement et culturellement déterminées.

 

 

La valeur comme fondement de toute théorie économique

 

Si on interroge l’histoire des sciences économiques on découvre que tous les principaux courants de la pensée économique se sont fondés au départ sur une certaine idée de ce qu’est la valeur économique. Dans son ouvrage l’Histoire de la pensée économique et analyse contemporaine (1974) en trois tomes, Alain Barrère souligne qu‘« aucune théorie économique ne peut être véritablement générale sans théorie de la valeur » (Barrère, tome II, p.674). Force est de constater que depuis plusieurs décennies, les livres et plus généralement les écrits sur la valeur sont fort peu nombreux. Un des plus récents est celui de François Fourquet, Richesse et puissance, Une généalogie de la valeur (XVI-XVII siècles) publié en 2002. Il faut sans doute remonter en 1943, avec l’ouvrage intitulé La Valeur de François Perroux, pour trouver un traité d’économie sur la valeur, qui essaie de faire une synthèse critique des différentes théories de la valeur, tout en élaborant des questionnements et des pistes de recherche.

 

Dans son introduction à La Valeur, F. Perroux rappelle avec beaucoup de force, les enjeux théoriques et méthodologiques de toute réflexion visant à mieux comprendre la différence entre valeur économique et prix: « Le prix, réalité très visible et à laquelle nul n’échappe, n’apparaît pas comme la réalité économique la plus profonde, ni comme la plus générale ». Prenant plusieurs exemples de systèmes économiques différents, François Perroux souligne qu’au sein d’une économie fermée ou d’une économie de planification intégrale, il n’y a certainement pas de prix dans le même sens que dans une économie capitaliste. Néanmoins ces systèmes économiques, même ceux qui fonctionnent sans prix, « ne fonctionnent pas sans appréciations sur l’importance relative des biens et des services (…) Même s’ils ne se traduisent pas dans des réactions de l’offre et de la demande, dans la formation et la transformation d’un prix, les jugements de valeur sur l’importance relative des biens (relative en deux sens : par rapport aux besoins et par rapport aux autres biens) ne peuvent pas être éliminés ». Et François Perroux de préciser « l’analyse découvre au delà du marché et des prix des jugements de valeur. Ces phénomènes de valeur se retrouvent dans tout système économique réalisé dans l’histoire et construit par l’esprit. La valeur est donc un concept plus extensif que le prix. Si une théorie des prix ne peut être par construction qu’une théorie explicative de l’économie de marché, la théorie de la valeur peut être une théorie explicative de toute économie. Et choisir de poser les problèmes en termes de valeur, c’est choisir de rechercher le sens et les lois de toute économie quelle qu’elle soit ». En définitif pour  François Perroux : « La théorie de la valeur représente l’effort de penser l’ensemble de la réalité économique en poussant l’explication aussi loin et aussi profond que possible ».

 

 

Les deux aspects de la valeur : la valeur d’usage et la valeur d’échange

 

 

Rappelons que dans son ouvrage de référence La Richesse des Nations (1776), Adam Smith, écrit, quand il parle pour la première fois de la valeur : « Il s’agit maintenant d’examiner quelles sont les règles que les hommes observent naturellement, en échangeant les marchandises l’une contre l’autre, ou contre de l’argent. Ces règles déterminent ce qu’on peut appeler la valeur relative, ou échangeable des marchandises ». Reprenant une tradition déjà ancienne (Aristote), il fait observer que le mot valeur a deux significations différentes « quelquefois il signifie l’utilité d’un objet particulier, et quelquefois il signifie la faculté que donne la possession de cet objet d’acheter d’autres marchandises. On peut appeler l’une valeur d’usage, et l’autre valeur en échange». Par la suite, Smith se propose d’éclairer les principes qui déterminent la valeur échangeable des marchandises et il va chercher à établir « quelle est la véritable mesure de cette valeur échangeable, ou en quoi consiste le prix réel des marchandises ». Il nous faut donc noter qu'après avoir mis en avant le double aspect de la valeur : valeur d'usage et valeur d'échange, A. Smith s'intéresse principalement à la valeur d'échange, c’est à dire au prix. Une des difficultés les plus importantes que les théories de la valeur en économie ont rencontré est d'intégrer dans leur démarche les deux aspects de la valeur (valeur d'usage et valeur d'échange).

 

Valeur objective et valeur subjective

 

François Perroux nous rappelle que « L’habitude s’est répandue d’entendre par valeur d’usage la valeur subjective d’usage et par valeur d’échange la valeur objective d’échange, c'est-à-dire le rapport d’échange d’un bien sur un marché». Mais cette façon de présenter ces deux aspects d’usage et d’échange de la valeur « est une simplification apparente et risque d’entraîner dans divers domaines (monnaie) des confusions regrettables ». Pour l’auteur de La Valeur, « chaque bien économique a une valeur d’échange objective et subjective ». On retrouve ici l’importance accordée par François Perroux aux jugements de valeur dans l’appréciation de la valeur économique d’un bien ou d’un service quelque soit le système économique dans lequel cette appréciation de la valeur se fait.

 

Pour montrer le point de vue objectif et le point de vue subjectif de la valeur d’usage, François Perroux nous propose de prendre l’exemple du bois de chauffage. Deux stères de bois de chauffage provenant d’une même espèce d’arbres, pour un état donné des techniques, ont même pouvoir calorifique, donc une valeur objective égale par l’emploi (une même valeur d’usage objective) pour une même technique donnée. Le pauvre qui n’a rien d’autre comme provision de chauffage y attache subjectivement une plus grande importance (valeur d’usage subjective) que le millionnaire.

 

Pour montrer le point de vue objectif et le point de vue subjectif de la valeur d’échange, il donne l’exemple du loyer de deux villas identiques : « Deux villas donnent chacune exactement le même revenu en loyers nets, par exemple 12.000 francs (valeur objective par l’échange). L’un des propriétaires n’a que ce revenu pour vivre. L’autre a, outre sa villa, deux maisons de rapport. La valeur subjective par l’échange de la villa est très différente pour chacun d’eux » ; François Perroux souligne que quand on parle de valeur objective d’échange « on vise une objectivité qui résulte des relations sociales : les rapports des sujets économiques sur le marché ». La valeur d’échange, c’est à dire le prix n’est objectif que si on accepte comme des données, l’état des relations sociales et notamment les rapports de pouvoir, les inégalités existant au sein d’une société donnée.

 

 

La valeur  économique : nature et mesure de la richesse

 

Il revient à François Fourquet, dans son ouvrage sur la généalogie de la valeur, d’avoir attiré l’attention sur deux aspects ou deux problèmes très différents de la valeur économique. La valeur économique peut être comprise comme la notion permettant de définir la nature de la richesse économique et/ou elle peut être considérée comme la mesure de cette richesse. « On peut avoir une conception de l’origine de la richesse sans s’interroger sur sa mesure, en se contentant d’une vague approximation. Inversement, on peut comme les comptables nationaux, la mesurer d’une manière très « positiviste » (avec la monnaie courante) sans énoncer de théorie sur son origine et sa nature ». On privilégiera ici la première conception de la valeur, celle de la nature de la richesse : c’est la valeur qui donne sens à la richesse. Mais nous n’abandonnerons pas l’aspect de la valeur comme moyen de mesurer ou d’apprécier (d’évaluer) la richesse économique.

 

La nature de la richesse, correspond aux questions : en quoi elle consiste, de quoi elle est faite. « Les premiers économistes imaginaient plusieurs formes : l’or et l’argent, les fruits de la terre, les denrées matérielles, les biens consommables ».

Pour mieux comprendre la nature de la richesse, François Fourquet nous invite à nous poser plusieurs questions concernant les origines de la richesse :

  • Qu’est ce qui produit les richesses : la terre, le travail, un autre facteur. 
  • Quelles sont les activités qui produisent la richesse : l’agriculture, l’industrie, le commerce intérieur, le commerce extérieur.

 

Concernant le deuxième aspect de la valeur comme mesure de la richesse, François Fourquet constate que « de la valeur comme mesure de la richesse, les économistes en sont venus à prendre la valeur pour la richesse elle-même, à abandonner la notion de richesse et, à fortiori celle de puissance dont elle n’était que la traduction dans le discours économique. Ce glissement sera achevé par Ricardo et par Marx ». Plus précisément,  il nous faut souligner ici que l’école classique a confondu la richesse avec la valeur d’usage et que l’école néo-classique a confondu la richesse avec la valeur d’échange. Une des conséquences de ce glissement est que la valeur en tant que notion permettant de définir la nature de la richesse a malheureusement été très rapidement abandonnée par les économistes.

 

Valeur et richesse économique pour les classiques

 

Depuis plusieurs décennies, c’est la pensée néo-classique qui est dominante dans les sciences économiques et c’est cette école de pensée qui oriente les politiques économiques de la plupart des pays du monde, y compris celles des organisations internationales (OCDE, Banque monde mondiale, le FMI, les différentes institutions des Nations Unies ; etc. ). Pour mieux comprendre les logiques et les enjeux de ces politiques, il est important de spécifier ce qu’est la valeur et la richesse pour les néo-classiques. Cette école s’étant construite en partie en réaction à l’école classique et notamment en réaction à la théorie marxiste, il est  utile de rappeler brièvement la conception de la valeur et de la richesse qui ont fondé l’école classique. Ces rappels nous permettront de vérifier que toute théorie économique est fondée sur une certaine conception de ce qu’est la valeur économique et la richesse.

 

L’école classique regroupe des économistes du XVIII siècle et du XIX siècle. Ces économistes, confrontés aux bouleversements de la vie économique du début de la révolution industrielle, ont été amenés à renouveler le cadre de réflexion de leurs prédécesseurs, les physiocrates. Les membres les plus importants  de l’école classique sont, en Grande-Bretagne, Adam Smith (1723-1790), David Ricardo (1772-1834), John Stuart Mill (1806 -1832), et en France, Jean-Baptiste Say (1767-1832).  On peut voir le point de départ de ce courant dans le traité d’Adam Smith sur La Richesse des Nations (1776) qui servira de bases de réflexion pour les autres membres de l’école classique ou se réclamant de cette école. Mais il est difficile de définir d’une manière précise cette nouvelle école de pensée, tant en termes  de thèses avancées que d’auteurs. Pour le sujet qui nous intéresse, l’école classique est souvent caractérisée par le concept de la valeur travail, mais  dans ce cas, Say qui prône une autre approche doit en être exclu. En se réclamant de Smith et surtout de Ricardo, Marx (1818 -1883) est souvent considéré comme le dernier des classiques.

 

Concernant la valeur économique des biens, l’école classique, et notamment l’école classique anglaise qui tout en se référant à Aristote en annonçant vouloir différencier valeur d’usage et valeur d’échange, a retenu une conception bien spécifique de cette notion : la valeur économique d’un bien est identifiée à sa valeur d’échange. Pour Marx, la valeur d’échange est « la valeur proprement dite ». Pour la majorité des membres de l’école classique, c’est la quantité de travail qui constitue la mesure réelle de la valeur échangeable des marchandises. Par contre, pour Say, la valeur d’échange des biens est mesurée à partir des coûts de production. Ce qui caractérise l’école classique c’est de vouloir comprendre la valeur (identifiée à la valeur d’échange) à partir du seul point de vue de la production. Ce qui a pour conséquence que pour cette école, la valeur est une propriété inhérente aux biens et aux services produits.

 

Quant à la notion de richesse, il nous faut noter que l’école classique a introduit dans la pensée économique une conception bien particulière de la richesse. La richesse est identifiée à la valeur d’usage ; la richesse  est un ensemble de valeurs d’usage intégrées par des objets considérés comme « nécessaires, commodes et agréables à la vie humaine ». Cette conception de la richesse économique a été reprise par d’autres écoles de pensée et elle est encore très présente de nos jours. Il faut remarquer, que tout en notant la différence entre la richesse et les moyens de la richesse, les classiques et surtout leurs successeurs ont très souvent confondu la richesse avec les moyens d’acquérir de la richesse.

 

En résumé, pour l’école classique, c’est la valeur d’usage des biens et services produits qui définit la nature de la richesse, et c’est le travail qui est à l’origine de la richesse et  qui sert à mesurer la valeur échangeable des biens (sauf pour Say) ; la mesure de la richesse est dans la plupart des cas identifiée aux moyens pour acquérir ces biens. On peut donc observer chez les classiques une difficulté pour penser la valeur comme intégrant à la fois les aspects de  valeur d’usage et de valeur d’échange.

 

Valeur et richesse économique pour les néo-classiques

 

La naissance de l’école néo-classique se situe entre 1871 et 1874, lorsque Stanley Jevons en Angleterre, Carl Menger en Autriche, et Léon Walras en Suisse, publient quasi simultanément et indépendamment, trois ouvrages qui jettent les bases d’une nouvelle théorie de la valeur qui met en avant l’aspect de la demande. Cette nouvelle théorie de la valeur  s’appuie sur le concept d’utilité marginale ou utilité de la dernière unité consommée d’un bien. La théorie néo-classique est depuis plusieurs décennies la théorie dominante en au sein des sciences économiques, elle n’a cessé de gagner de l’influence dans les milieux universitaires et elle prétend même servir de modèles aux autres sciences humaines.

 

La théorie néo-classique s’est imposée car elle permettait d’éliminer les aspects les plus subversifs de la théorie classique, et notamment la valeur travail. «  Celle-ci posait problème au niveau théorique mais aussi au niveau pratique  puisque Marx en avait tiré des conclusions critiques de l’économie politique et du capitalisme, en introduisant notamment le thème de l’exploitation. La nouvelle approche présentait donc une alternative à une théorie devenue subversive » (Légé, 2007, p. 24).

 

Tout en voulant éliminer les aspects les plus subversifs de la théorie classique, la théorie néo-classique s’inscrit comme la précédente dans une vision naturaliste et mécanique de la société inspirée par Descartes et renforcée par la philosophie du siècle des Lumières. S’inspirant de cette vision du monde, les néo-classiques vont l’approfondir en imposant une vision naturaliste et mécaniste non plus seulement de la société mais de l’individu : l’homo économicus.  De plus, au milieu du XIX ème siècle, un philosophe des sciences, Auguste Comte, en proposant une hiérarchie des sciences dominée par la mathématique et la physique,  va enfermer les sciences de l’homme et de la société dans le modèle des sciences de la nature.

 

A la différence des classiques, la valeur dans la pensée néo-classique part de la demande, de la valeur d’usage des biens, de leur utilité. La valeur n’est plus inhérente aux objets mais elle est appréciée à partir de la relation qui se tisse entre un objet et un individu particulier. La valeur d’un bien provient de la satisfaction qu’il procure à celui qui le détient ou le consomme. Dans cette approche, cette satisfaction est donnée par un nombre, l’utilité. Ce nombre dépend des goûts des individus qui consomment le bien mais aussi des quantités consommées de ce bien et des autres biens. C’est à partir de ce dernier constat qu’a été élaborée ce qu’on appelé la révolution marginaliste.

 

La révolution marginaliste prend appui sur une certaine conception de l’individu, celle de l’individualisme méthodologique (homo economicus) et une certaine vision de la société comme somme d’individus. Pour les marginalistes, la valeur d’un bien pour un individu donné découle de l’utilité marginale, c’est à dire de l’utilité ou de la satisfaction procurée par la dernière unité consommée. « L’accent est mis sur le choix du consommateur qui, pour des prix donnés, opte pour un panier de biens tel que le rapport entre l’utilité marginale de chaque bien et son prix soit le même pour tous les biens. C’est ce qu’on appelle la théorie de la valeur utilité » (Guerrien, 1996, p.511).  Cette approche suppose que les prix sont donnés ; Pour les marginalistes ce sont les individus eux-mêmes qui, par leurs offres et leurs demandes, déterminent la valeur des biens. C’est le point de vue de la demande qui est privilégié.

 

 Grâce au modèle de la concurrence parfaite et aux outils mathématiques il est possible de trouver  parmi tous les prix possibles, un prix d’équilibre qui égalise les offres et les demandes (globales). Ce sont ces prix qui, pour les néo-classiques donnent la valeur des biens. Prix et valeur sont donc complètement confondus. Ceci a pour conséquence que pour cette école, la richesse économique d’un individu ou d’une nation est mesurée par la valeur monétaire des biens (et des services) acquis ou produits. Rappelons aussi que seule compte l’utilité individuelle ; l’utilités sociale, seule capable de prendre en compte les enjeux environnementaux et humains des politiques de développement est complètement ignorée.

 

L’approche néo-classique qui présentait l’intérêt, par rapport à l’école classique, de re-introduire la demande, dans les réflexions sur la valeur, a conduit, en fait à abandonner toute réflexion sur la valeur. L’école marginaliste, en construisant son raisonnement autour  des notions d’utilité et de coût marginal - qui rendent possible l’application du calcul des dérivés au sein des sciences économiques - mais aussi en reprenant à son compte la notion mécanique d’équilibre, a permis aux sciences économiques de devenir une science à part entière selon les critères d’Auguste Comte. Mais comme le souligne François Perroux, en même temps que l’école mathématique développe ses analyses, « la science économique avec les économistes mathématiciens se construit autour de la notion fondamentale d’équilibre et non de la notion fondamentale de la valeur ». Même dans l’ouvrage Théorie de la Valeur (1956) de Gérard Debreu, dont la version anglaise est le plus citée parmi les ouvrages traitant de ce thème, on peut noter qu’ « en dehors d’une vague allusion dans l’introduction, le mot valeur n’y apparaît jamais ! Prix et valeur sont complètement confondus »(Guerrien, 1996, p. 511).

 

 

Une synthèse possible ?

 

Quelques auteurs ont essayé de dépasser l’opposition entre la prise en compte du seul point de vue de la production ou du seul aspect de la valeur d’échange et la prise en compte du seul point de vue de la demande ou du seul aspect de la valeur d’usage

 

Dans son ouvrage "Esquisse d'une critique de l'économie politique" (1844), Friedrich Engels, rappelle que, depuis le début du XIXème siècle, le débat sur la valeur d'échange et la valeur abstraite ou réelle s'est assoupi sans que la question fut tranchée. Après avoir souligné les contradictions des économistes qui veulent séparer la valeur abstraite et la valeur d’échange, cet auteur propose de définir la valeur comme « le rapport du coût de production à l’utilité », soulignant que « la valeur sert tout d’abord à décider si d’une manière générale un objet doit être produit, si l’utilité compense le coût de production ».

 

Une autre définition intégrant les deux points de vue de l’offre et de la demande a été proposée par Alfred Marshall dans son oeuvre The Principles of economics (Livre 5, chapitre3) la valeur dépend des "deux lames d'un ciseau", d'un coté la demande reflète la satisfaction qu'un bien procure au consommateur ; de l'autre, l'offre révèle les préférences du producteur (notamment ses coûts de production). « Il serait tout aussi déraisonnable de discuter sur le point de savoir si c'est la lame supérieure ou la lame inférieure d'une paire de ciseaux qui coupe un morceau de papier que de se demander si la valeur est déterminée par l'utilité ou par le coût de production. Il est vrai que lorsqu’une lame est maintenue immobile et que l’on coupe avec  en faisant mouvoir l’autre, nous pouvons dire avec une brièveté peu correcte que c’est la seconde lame qui coupe ; mais l’assertion n’est pas rigoureusement exacte et elle est admissible que comme une affirmation simplement courante et non comme un exposé rigoureusement scientifique de ce qui se produit en réalité ».

 

 

Proposition pour une définition de la valeur économique

 

On aura pu vérifier, à partir des  écoles de pensée classiques et néo-classiques que les théories économiques se sont construites à partir de conceptions différentes de ce qu’est la valeur économiques, mais on aura aussi pu noter que la notion même de valeur est changeante selon que l’accent est mis sur le point de vue de la production ou de la demande. Il nous faut donc essayer de proposer une définition de la valeur économique qui intègre les deux points de vue de la valeur.

 

Pour François Fourquet: « la valeur est le nom donné à la mesure commune de  ces réalités physiques qu’on appelle biens, services, marchandises, denrées, ou collectivement richesses ». Cette définition de la valeur peut être complétée en prenant en compte les apports de François Perroux :

  • Il nous faut intégrer dans la définition les deux aspects de la valeur : valeur d’usage et valeur d’échange et plus généralement les points de vue de la demande et de l’offre (production).
  • Dans tout système économique, y compris dans une économie de marché, les jugements de valeur sur l’importance relative des biens (relative en deux sens : par rapport aux besoins et par rapport aux autres biens) ne peuvent pas être éliminés tant du point de vue de la valeur d’usage que de la valeur d’échange. Pour prendre en compte l’importance des jugements de valeur, c’est à dire la dimension subjective de la valeur d’usage et de la valeur d’échange, on choisira, pour définir le concept de valeur, d’utiliser le terme « apprécier » à la place du mot « mesurer ».

 

La valeur économique est le nom donné à la manière, à la méthode  d’apprécier à la fois la valeur d’usage et la valeur d’échange, et plus généralement les points de vue de la demande et de l’offre ( la  production),  de ces réalités physiques qu’on appelle biens, services, marchandises, ou qu’on appelle, plus généralement, richesse (ou développement économique).

 

En paraphrasant les propos de Friedrich  Engels dans son ouvrage Esquisse d’une critique de l’économie politique (1844) : la valeur sert tout d’abord à décider si d’une manière  générale un bien ou un service doit être produit ou acheté, et si son utilité compense les coûts de production et /ou son prix d’achat.

 

Engels proposait de définir la valeur comme le rapport du coût de production à l’utilité. En inversant ce rapport on retrouve le rapport : "utilité / coût de production" ou le rapport :  "qualité (en tant que l’ensemble des propriétés attendues d’un bien) / prix d’achat" qui est la ou une des méthodes utilisées spontanément par des acheteurs ayant à faire un choix entre plusieurs produits ayant des prix et des qualités différentes. C’est aussi ce que proposent certains vendeurs à leurs clients, pour attirer de nouveaux clients dans une nouvelle démarche de marketing .

 

 

Des expériences de marketing pour comprendre la différence entre valeur économique et juste prix

 

« Just pay us what you think it’s worth » (Payez ce que vous pensez que cela vaut), c’est le slogan publicitaire qu’a lancé un restaurant londonien, le Little Bay, au début de l’année 2009, pour trouver une solution à la chute de fréquentation de son établissement que provoquait la crise économique. Dans ce restaurant "l’addition" n’est plus présentée à ses clients, le prix du repas est laissé à l’appréciation du consommateur en fonction de la qualité de la nourriture et du service.

 

Cette initiative très payante sur le plan publicitaire, a inspiré d’autres entreprises.

  • D’autres restaurants à Londres, au Québec et en France, « ont choisi à leur tour d’attirer une clientèle plus regardante à la dépense, en leur proposant de fixer le montant de l’addition. L’hôtellerie teste aussi ce concept marketing, en particulier l’hôtel Ibis à Singapour » (Le Monde, 5 mai 2009).
  • Le site internet BrandAlley, pour écouler un stock de vêtements griffés de 100 000 € a lancé du 6 au 10 mai 2009 sa formule « payez ce que vous voulez, votre prix sera le notre ». L’objectif visé était de gagner 5 000 nouveaux clients à un coût bien inférieur au 20 € habituellement dépensé pour recruter un nouveau client.
  • L’éditeur britannique Faber, a proposé en avril 2009 aux lecteurs de télécharger le dernier ouvrage de l’historien Ben Wilson, au prix de leur choix, durant six semaines avant sa sortie en librairie.

 

Qui mieux que le client pourrait établir le juste prix, c’est à dire la juste valeur d’échange d’un repas, d’un vêtement, d’un livre  en fonction de l’appréciation du rapport qualité / prix de ce repas, c’est à dire de sa valeur économique ? Le juste prix d’un produit est le résultat d’une démarche d’appréciation de la valeur économique, qui prend en compte d’une manière plus ou moins explicite, à la fois les aspects de la demande (les qualités attendues du produit) et les aspects de l’offre (coûts de production).

 

La valeur n’est pas une qualité en soi qu’aurait un bien ou un service, c’est le résultat d’une relation, d’une interaction entre un agent économique (individuel ou collectif) et un bien, un service qu’il souhaite acquérir ou qu’il a acquis.

 

Le PIB[3] comme mesure de la richesse d’un pays ?

 

Les rappels précédents sur la valeur et sur la nature de la richesse, et notamment la manière dont est prise en compte la valeur actuellement dans la pensée économique dominante, et notre proposition d’une définition de la valeur, nous amènent à nous interroger sur le PIB comme mesure de la richesse d’un pays, et ceci d’une manière différente des critiques  habituellement faites.

 

Les nombreuses critiques qui se sont élevées, depuis plusieurs années, pour attirer l’attention sur les limites et les conséquences de cette méthode du calcul de la richesse économique, peuvent être classées sous trois rubriques principales :

-Tous les biens et services qui peuvent se vendre permettent d’augmenter le PIB quelque soient les  conséquences sur le bien-être individuel et collectif.

-De nombreuses activités qui participent au bien-être ne sont pas prises en compte parce qu’elles ne sont pas marchandes.

-La mesure du PIB ne prend pas en compte l’évolution des inégalités, des rapports sociaux, de la cohésion sociale, du désir de vivre ensemble, qui sont des indicateurs du bien-être d’une société.

 

Mais de notre point de vue, il nous faut aller au-delà de ces trois types de critiques développées à l’encontre du PIB. Plus fondamentalement, on ne peut admettre que le PIB est une mesure de la richesse économique que si on accepte la proposition de l’école néo-classique selon laquelle le prix est la  mesure de la valeur économique des biens et services.

 

Si on fait l’hypothèse que le prix, c’est à dire la valeur d’échange ne peut pas constituer la seule composante de la valeur économique d’un bien, et que la valeur économique doit prendre en compte à la fois sa valeur d’échange et sa valeur d’usage (son utilité individuelle et sociétale), le pont de vue de l'offre et le point de vue de la demande, on est conduit à considérer que le PIB ne peut en aucun cas prétendre mesurer  la richesse économique. Le PIB  mesure la création d’un surplus monétaire. La croissance du PIB est un moyen et non la finalité du développement.

 

Il n'est pas inutile de rappeler la différence entre la croissance de la valeur ajoutée et le développement dans la gestion des entreprises. Une entreprise doit dégager une valeur ajoutée (différence entre son chiffre d'affaire et les consommations intermédiaires), c'est à dire un surplus monétaire pour payer les salaires, payer ses impôts, rembourser ses emprunts, rémunérer ses actionnaires et pour financer de nouveaux investissements. Mais une entreprise dont la seule finalité serait la croissance de la valeur ajoutée sans mettre en œuvre une politique ou une stratégie de développement  en termes de nouveaux marchés, de recherche-développement, de formation de ses salariés risquerait de connaître rapidement des problèmes pour assurer sa pérennité. Pour progresser par rapport à ses concurrents une entreprise doit proposer des biens et des services présentant pour les consommateurs une plus grande valeur.

 

C’est en remettant en avant la différenciation entre valeur et valeur d’échange qu’il est possible de mieux comprendre la différence entre développement et croissance d'un pays ou d'un territoire donné. La mise en œuvre d’une politique de développement, au sein d’une société donnée, nécessite un minimum d’accord, et donc des débats, sur les objectifs à atteindre, c’est à dire sur le type de richesse à produire mais aussi sur la manière de mesurer ces richesses, c’est à dire sur une  certaine conception de la valeur économique. Identifier le développement à la croissance permet à la classe politique au pouvoir d’éviter ces débats sur les richesses et la valeur économique. On comprend pourquoi la tendance des hommes politiques est d'assimiler le développement à la croissance. Reconnaissons que les économistes ne les aident pas à sortir de cette confusion.  Mais les nouvelles démarches que proposent certains économistes pour évaluer les politiques de développement par rapport à des indicateurs de richesses ne sont pas elles aussi sans ambiguïtés.

 

Les insuffisances de la démarche sur les indicateurs de richesse

 

Le débat sur les indicateurs de richesse n’est pas nouveau. Dans les années 60 et jusqu’au milieu des années 70 le "mouvement des indicateurs sociaux" s’est manifesté dans la plupart des pays développés, dans un souci de rationalisation des décisions gouvernementales :« Il s’agissait d’exprimer, par un ensemble de données quantitatives l’état d’une nation dans différents domaines de l’activité économique et sociale, afin de mesurer les conséquences des décisions prises et d’éclairer les choix politiques » (Bernard Perret, 2002). Ce mouvement des indicateurs sociaux qui s’est éteint avec la crise économique des années 70, s’est poursuivi d'une certaine manière dans le développement des statistiques sociales.

 

Le renouveau actuel des indicateurs est lié au retour d’interrogations critiques sur la croissance économique, sur l’utilisation du PIB comme indicateur de richesse d’une nation et son assimilation abusive au bien-être collectif. Les réflexions sur le développement humain et social du PNUD (Programme des Nations Unies pour le Développement), et plus récemment, les différentes conférences sur le développement durable, ont impulsé l'élaboration d'une grande diversité d'indicateurs.

 

C'est en 1990 que le PNUD proposa son Indicateur de Développement Humain (IDH). Cet indicateur composite regroupe des indicateurs concernant la durée de vie, (mesuré par l'espérance de vie à la naissance,) le degré d'éducation (mesuré par le taux d'alphabétisation des adultes et le nombre moyen d'années d'étude), et le revenu (mesuré par le PIB réel par habitant). Aux Etats-Unis, dans les années 1990, deux chercheurs ont mis au point l'Indice de Santé Sociale (ISS). Cet indice est une moyenne de seize indicateurs sociaux concernant la santé, l'éducation, le chômage, la pauvreté, les inégalités, etc. Il est intéressant de rappeler  que les évolutions des courbes de progression du PNB et de l'ISS aux Etats-Unis révèlent un décrochage : la première continue à progresser alors que la seconde plonge durablement après les années 1973-1975

 

En France, en 2002, une équipe de syndicalistes, d'économistes et de statisticiens a proposé un indice synthétique mesurant l'évolution des inégalités : le BIP 40. Plus récemment plusieurs initiatives de constructions d'indicateurs de développement ont été mises en oeuvre  au niveau de certaines régions (Nord Pas de Calais, Bretagne, Centre) ou de communautés urbaines (Lyon, Marseille). Dans de nombreux cas, ces initiatives reprennent ou s'inspirent des  indices mises au point par le PNUD.

 

Ces efforts pour construire de nouveaux indicateurs rendant compte de l'évolution du mieux être ou du mal-être économique et social dans des territoires différents permettent d'attirer l'attention sur les différences entre les processus de croissance du PIB et les processus de développement économique.  Mais peut on dire que ces indicateurs sont des d'indicateurs de richesse ? En fonction de notre proposition sur une définition de la valeur on peut faire observer que ces indicateurs à la différence du PIB, essaient à partir de la définition d'objectifs à atteindre, de prendre en compte le point de vue de la demande, de la valeur d'usage, mais ils ne prennent pas du tout en compte le point de vue de la production, c'est à dire des coûts et plus généralement des consommations de ressources pour atteindre ces objectifs.

 

Concevoir des indicateurs d'efficience

 

Dans son travail sur l’évaluation des politiques publiques, Bernard Perret  a précisé les cinq aspects ou les cinq questionnements que doivent intégrer toute démarche d’évaluation  :

 

  1. La pertinence : Les objectifs de la politique mise en place sont ils adaptés au besoin social ou au problème de société auquel les pouvoirs publics veulent répondre ?
  2. La cohérence : les différents objectifs de la politique mais aussi ceux des autres politiques forment ils un système cohérent ?
  3. L’efficacité : les effets spécifiques de la politique sont ils conformes à ses objectifs ?
  4. L’efficience : les ressources financières mobilisées ont elles été bien utilisées et les résultats obtenus sont ils à la mesure des coûts ?
  5. L’impact : quelles sont les conséquences globales, positives ou négatives sur la société ?

 

On peut observer que la plupart des nouveaux indicateurs de richesse  prennent en compte les différents questionnements que doivent intégrer toute démarche d'évaluation d'une politique de développement, sauf celui concernant l'efficience et qui s'intéresse à la consommation de ressources. En effet, les réflexions sur la pertinence et la cohérence des objectifs interviennent en amont de la définition des indicateurs et c’est sur la base de telles réflexions que sont construits ces indicateurs. On peut dire que les nouveaux indicateurs de richesse sont des indicateurs d'efficacité des politiques de développement mais n'intègrent pas les aspects d'efficience  de ces politiques. Soulignons que l’efficience, qui sert à savoir si les résultats obtenus sont à la mesure des coûts, et plus généralement des consommations de ressources, est en cohérence avec la valeur économique telle que nous l’avons proposée précédemment.

 

Depuis quelques années, les crises écologiques, énergétiques et climatiques provoquées par le mode de développement économique des pays industrialisés ont conduit à la mise en œuvre d'une autre démarche d'indicateurs différentes des indicateurs de richesse ; ces indicateurs environnementaux ont été conçus avec l'objectif de mesurer  l’efficience des projets de lutte contre le réchauffement climatique, l’efficience des ressources énergétiques ou plus généralement des ressources naturelles mobilisées pour produire des biens et des services donnés. Citons quelques exemples de ces indicateurs environnementaux ;

 

-Le coût de la tonne de carbone non envoyée dans l'atmosphère permet notamment de comparer le coût pour la société de la mise en œuvre de la filière photovoltaïque par rapport à d'autres solutions (développement des transports en commun, isolation des bâtiments, etc.) pour réduire les émissions de carbone; en d'autres mots il permet d'exprimer l'efficience économique ou la valeur économique du photovoltaïque par rapport à d'autres solutions pour réduire les émissions de carbone. (Gollier, 2010)

-L'indicateur d'efficience énergétique S/E d'un service donné S (un type de logement, un mode de transport par exemple) permet d'exprimer l'efficience ou la valeur économique, du point de vue de la consommation d'énergie E, de la solution choisie pour produire ce service par rapport à d'autres solutions possibles (autres types de logement, autre mode de transport pour produire ce service). (Laponche, 2008)

--Le MIPS (Material Input Per Service unit) mis au point par l'institut de recherche allemand (Wuppertal Institute for Climate Environment and Energy) calcule la quantité de ressources naturelles utilisées pour produire un service donné. Cet indicateur permet d'apprécier la valeur économique, du point de vue de la consommation de ressources naturelles, de la solution choisie pour répondre à ce service par rapport à d'autres solutions possibles ou d'autres solutions à trouver.

-L'indicateur "empreinte écologique" permet d'évaluer pour une société donnée ou un territoire donné, la quantité de ressources biologiques fournies par la biosphère pour satisfaire les besoins de cette société ou de ce territoire. Le calcul de l'empreinte écologique permet d'apprécier la valeur économique, du point de vue de l'utilisation des ressources biologiques, du mode de développement choisi par une société ou un territoire. (Boutaud et Gondran, 2009)

 

Soulignons que l’intérêt de l’empreinte écologique est de mesurer l’offre de ressources biologiques (mais aussi la demande) non plus en prix mais en hectare global. Un pays dont l’empreinte écologique est supérieure à un, a adopté un modèle de développement qui détruit de la valeur économique du point de vue de l’utilisation des ressources biologiques. Deux pays présentant le même niveau de développement, le plus riche en terme d’utilisation ou plutôt de préservation des ressources biologiques, sera celui dont le rapport demande de nature / offre de nature sera le plus faible.

 

De manière plus fondamentale, le calcul de l’empreinte écologique permet de tester la durabilité ou la soutenabilité du modèle de développement initié par les pays industrialisés. La réponse est claire, notre mode de développement est insoutenable par rapport aux capacités biogénératives de la Terre. Ce mode de développement est donc dans un processus de destruction de la biosphère, mettant ainsi en péril toute forme de vie sur la Terre.

 

 

Un nouvelle approche de la richesse économique d’un territoire

 

Les différentes tentatives d'élaboration de nouveaux indicateurs de richesse mettent toutes en avant que la richesse d’un pays ou d’un territoire s’apprécie d’abord à la capacité qu’ont les groupes sociaux de ce pays ou de ce territoire de construire des compromis sur les objectifs de développement et donc sur les valeurs qui les fondent.

 

Dans un premier temps, on peut estimer que l’indicateur de développement humain du PNUD, qui a pour objectif de mesurer le progrès de développement des pays en termes de santé, d’éducation, de revenu (PIB par habitant), constitue une partie de la réponse pour essayer d’estimer ce qu’est la richesse d’un pays du point de vue du développement humain. Rappelons que cet indicateur mesure un résultat et ne donne aucune information sur les consommations de ressources - ressources financières bien sûr, mais aussi ressources naturelles, ressources humaines - que ce pays a utilisé pour atteindre ce résultat. Entre deux pays ayant connu la même évolution de son indicateur de développement humain sur la même période, le plus riche, économiquement parlant si on reprend la notion de valeur proposée économique par F. Engels, sera celui qui aura utilisé moins de ressources pour atteindre le même résultat. Entre deux pays ayant le même indicateur de développement humain au temps (t), ayant utilisé durant, la même période, le même volume de ressources pour mettre en œuvre leur développement humain, le plus riche sera celui dont l’indice de développement humain sera le plus élevé au temps (t+n).

 

Le même raisonnement peut se faire au niveau de chacune des politiques de santé, d’éducation, de revenus, etc. pour apprécier l’augmentation de la richesse d’un pays du point de vue de la santé, de l’éducation, du logement, etc.  de sa population.

 

D'autres manières d'apprécier la richesse et d'autres modes de développement sont possibles

 

Qu’il s’agisse du développement humain ou qu‘il s’agisse des aspects environnementaux, on assiste à une croissance de la diversité des indicateurs de développement. Cette tendance révèle que les acteurs économiques découvrent qu’il existe une diversité de points de vue pour apprécier la richesse d’un pays ou d’un territoire. Il est donc de plus en plus aberrant de vouloir prétendre parler d’une manière globale de la richesse  d’un pays ou d’un territoire.

 

Dans notre approche  pour estimer la valeur économique des politiques de développement, qui conduit à re-intégrer dans la démarche des indicateurs de richesse les consommations de ressources, la richesse économique[4] n’est pas un résultat (à la différence du PIB), mais un processus de valorisation, de mise en valeur de ressources et notamment de ressources humaines.

 

En fonction de la notion de valeur économique proposée par F. Engels, et par rapport aux objectifs du développement humain du PNUD, la richesse économique d’un pays, d’un territoire, du point de vue de ses habitants, pourrait alors être appréciée à partir de la mise en œuvre, ou plutôt de la « valorisation » économique de leurs potentialités, de leurs talents, de leurs savoir-faire , à partir de leurs « capabilities » spécifiques pour reprendre une expression de l’économiste indien, Amartya Sen, prix Nobel d’économie. C’est ainsi qu’on pourra redécouvrir que  « les pauvres sont plus riches qu’on ne le croit » comme nous l’invite de la faire l’économiste péruvien Hernando de Soto ou l’économiste iranien Majid Rabnema. Mais surtout on découvrira que notre mode de développement actuel tout en produisant plus de biens et de services engendre plus de pauvreté, en frustrant les capabilities d’un nombre de plus en plus grand d’individus. Ceci est encore plus manifeste si on prend en compte les objectifs de développement durable  et les contraintes environnementales de notre planète Terre : dans notre mode de développement actuel plus on produit de biens et de services plus on créée des perspectives de pénurie et de pauvreté par rapport aux génération futures.

 

 

 

Bibliographie

 

BARRERE, A. 1974, Histoire de la pensée économique et analyse contemporaine, Paris, Cujas

BOUTAUD, A. et  GONDRAN, N. 2009, L'empreinte écologique, Paris, La Découverte.

DE SOTO, H.2007, Le Mystère du capital, Paris, Flammarion.

FAIR 2008, Manifeste, disponible sur www.idies.org/index.php?category/FAIR

GADREY, J. et JANY-CASTRICE, F. 2005, Les nouveaux indicateurs de richesse, Paris, La Découverte.

GUERRIEN, B. 1996, Dictionnaire d'Analyse Economique, Paris, La Découverte

GOLLIER, C. 2010,  Vers  l'éclatement de la bulle verte, Le Monde, 27 janvier 2010

LAPONCHE, B. 2008, Prospective et enjeux énergétiques mondiaux, un nouveau paradigme, Paris, Agence française du développement.

LEGE, Ph. 2007, Théorie néoclassique : les débuts d’une domination, Alternatives économiques, hors série, n°73,

MEDA, D. 1999, Qu’est ce que la richesse ? Alto Aubier.

PERRET, B. 2001, L’évaluation des politiques publiques, PARIS, La Découverte.

PERRET, B.  2002, Indicateurs sociaux, états des lieux et perspectives, Paris, CERCPERROUX, F. 1943, La valeur, Paris, PUF

RAHNEM, M. et ROBERT, J. 2008, La Puissance des pauvres, Paris, Actes Sud

SEN, A. 1999, L'économie est une science morale, Paris, La Découverte

VIVERET, P. 2002, Reconsidérer la Richesse, Paris, Rapport au Secrétariat d’Etat à l’économie solidaire.

 

[1] Une synthèse des travaux sur les nouveaux indicateurs de richesse peut être trouvée dans le livre de Jean Gadrey et Florence Jany-Catrice Les nouveaux indicateurs de richesse, La Découverte, Paris 2005

[2] Les arguments qui conduisent à proposer de remettre la valeur économique au centre des débats des sciences économiques ont été développées dans mon ouvrage à paraître chez les éditions L'Harmattan, Pourquoi les sciences économiques nos conduisent dans le mur ?. Cet article reprend quelques unes des propositions développées dans cet ouvrage.

[3] Rappelons que le PIB est la somme des valeurs ajoutées produites par les entreprises de production de biens matériels et de services. Pour prendre en compte les services non marchands produits par les  administrations publiques, on ajoute à la valeur ajoutée des entreprises la valeur ajoutée des administrations publiques calculées à partir de leurs coûts de production (des salaires principalement). C’est ainsi qu’est calculée la richesse produite par l’économie d’un pays sur une année.

 

[4] Rappelons que la richesse économique de tel ou tel acteur économique, est toujours une notion relative, elle se définit toujours par rapport à la richesse d’autres acteurs économiques. Il en est de même de la valeur économique ; la valeur économique d’un nouveau bien, d’un nouveau service, d’une nouvelle politique de développement, du point de vue de tel ou tel acteur économique, ne peut être appréciée que par rapport à d’autres biens, services ou politique de développement déjà existant.