Gazole, coca-cola, et "gilets jaunes"

12 déc 2018

 

Un litre de gazole et un litre de coca-Cola ont quasiment le même prix, ont-ils la même valeur économique ? Après un premier étonnement suscité par la question, et sachant que les conséquences économiques et humaines d’une pénurie de pétrole ne sont pas les mêmes que celles d’une pénurie de  coca-cola, la plupart des personnes interrogées répondent assez spontanément qu’un litre de gazole n’a pas la même valeur économique qu’un litre de coca-cola. Faites l’expérience !!!. A contrario, pour la pensée économique dominante qui enseigne que la valeur économique des biens et des services est donnée par leur prix, un litre de gazole a la même valeur économique qu’un litre de coca-cola.  Cherchez l’erreur !!!!

 

Le mouvement des « gilets jaunes » révèlent les incohérences et les impasses dans lesquelles nous ont conduit les politiques économiques qui s’inspirent principalement de la théorie économique néo-classique et qui continue d’être massivement enseignée.

 

Affirmer qu’un litre de gazole et un litre de coca-cola ont la même valeur économique repose  sur plusieurs croyances. La première est de croire que la valeur économique d’un bien ou d’un service peut être identifiée à sa seule valeur d’échange (à son prix), gommant ainsi les aspects d’utilité et de valeur d’usage. Les témoignages « des gilets jaunes » révèlent avec force qu’un litre de gazole n’a pas la même valeur économique pour chacun d’entre nous : par exemple,  il n’a pas la même valeur pour une personne payée au SMIC n’ayant pas d’autres moyens de transport que sa voiture pour se déplacer et pour une personne ayant le même revenu mais pouvant utiliser des transports en commun.

 

La deuxième croyance est d’affirmer que le prix d’un bien ou d’un service serait une donnée objective qui s’imposerait à tous ; ceci ne peut être considéré comme vrai que si on admet que sur un marché donné, les rapports de force entre les acteurs et notamment leur pouvoir d’achat sont des données objectives, non socialement construites et susceptibles d’aucun jugement de valeur.

 

La troisième croyance est celle de vouloir nous considérer tous comme des « homo économicus » c’est-à-dire comme des agents cherchant à satisfaire individuellement leurs besoins en ayant à leur disposition toutes les informations pour faire des choix rationnels. Dans un monde de plus en plus interdépendant, on ne peut plus penser la valeur économique à l’échelle d’un individu et par rapport à un seul bien ou service pris isolément, surtout lorsqu’il s’agit d’un bien comme l’énergie. Ainsi que le rappelle des économistes institutionnalistes, ce qui est décisif, ce n’est pas que l’individu ait des besoins, mais que des hommes, liés socialement, aient des besoins. Il nous faut rappeler que le pétrole, ressource énergétique non renouvelable et  productrice de gaz à effets de serre, a structuré depuis des décennies nos modes de production et d’organisation de la division du travail au niveau international et il a aussi structuré nos modes de consommer, de se loger, de se déplacer, et plus généralement d’organiser nos territoires. Depuis des décennies, le prix du pétrole sur le marché international a toujours été le résultat de rapports de forces géopolitiques et son prix n’a jamais traduit la place structurante et grandissante qu’il prenait dans les économies des pays développés, il n’a jamais permis de prendre en compte sa valeur économique sociétale.

 

Un certain nombre d’initiatives récentes montrent que la notion de valeur économique sociétale d’un produit - c’est-à-dire prenant en compte son utilité et son coût non plus seulement pour des individus pris isolément mais pour la société - commence à émerger. On peut citer notamment les travaux du Centre d’Analyse Stratégique pour fixer une valeur tutélaire du carbone en France. Une valeur tutélaire est une valeur fixée par les pouvoirs publics, mais elle est surtout le fruit d’un compromis entre plusieurs acteurs, organisé à l’initiative de ces mêmes pouvoirs publics. La Cop 21 a reconnu, dans le paragraphe 109 de la Décision de Paris, la valeur sociale économique et environnementale du carbone ; même si aucun prix de référence n’a été retenu, cette valeur économique sociétale du carbone est différente d’un prix de marché.

 

Soulignons que même s’il est possible de construire à un moment donné la valeur sociétale d’un produit, tel que le gazole,  cette valeur ne sera pas pour autant une valeur objective, elle sera évaluée et ressentie différemment en fonction de l’importance relative de ce produit dans la consommation des personnes concernées et en fonction de leurs niveaux de revenus. Comme le montre avec force le mouvement des gilets jaunes, dans une société donnée, la valeur économique sociétale d’un produit sera d’autant mieux acceptée que les inégalités de pouvoir d’achat seront faibles et que les différentes « parties prenantes » de la société auront été associées à sa définition.

 

 Il est de plus en plus difficile de soutenir qu’un litre de gazole et un litre de coca-cola ayant quasiment le même prix, ont la même valeur économique. C’est parce que nous acceptons qu’il n’y a pas d’alternatives à la pensée économique dominante, qu’on est amené à continuer à croire que la valeur économique des biens et des services est égale à leur prix, que la richesse d’un pays est la somme des valeurs d’échange des biens et services produits par ce pays (PIB). En rappelant que toute théorie économique est construite à partir d’une certaine conception de ce qu’est la valeur économique, il est urgent qu’en tant qu’économistes nous  remettions la valeur économique au centre de nos travaux de recherche[1]. C’est sans doute une des meilleures contributions que nous pouvons apporter pour soutenir aujourd’hui  le mouvement des « gilets jaunes » et pour assurer un avenir aux générations futures.

 

 

[1] Pour plus de détails sur cette proposition voir mes ouvrages : « A la recherche des fondements de la valeur économique et de la richesse », Editions Campus ouvert, février 2017 ou « Pourquoi les sciences économiques nous conduisent dans le mur » L’Harmattan, 2011