Emanciper le travail
Le livre relativement court (150 pages) est construit autour de cinq séries d’entretien et débute par une introduction (6 pages) qui résume bien les objectifs et la problématique poursuivie par l’auteur de l’ouvrage.
- L’objectif de l’ouvrage
L’objectif de l’ouvrage est de montrer que le projet d’émanciper le travail est réalisable, c’est-à-dire qu’il est possible « d’exproprier ceux qui nous imposent leur pratique de travail, si désastreuse, (..) de sortir du statut de victime, de nous poser en candidats à la succession de la bourgeoisie dans la maîtrise de l’économie »[1]. La voie proposée pour réaliser ce projet est nouvelle et inattendue : il nous faut remettre en avant les victoires de la classe ouvrière en matière de Sécurité sociale, de statut de la fonction publique, de la qualification dans les conventions collectives, « ces institutions que les réformateurs ont entrepris de détricoter depuis trente ans ». Il nous faut nous organiser pour construire la classe du salariat, « non pas défendre les institutions du salaire – ce qui est le début de la défaite, mais pour les généraliser dans le salaire à vie
- Problématique
Pour Bernard Friot, la compréhension des enjeux de ce projet d’émanciper le travail se trouve dans la notion abstraite de valeur économique. En effet « faire société ce n’est pas seulement organiser la production de biens et de services nécessaires à la vie commune, ce n’est pas seulement la production de valeurs d’usage (production de richesse pour B. Friot). C’est aussi affronter la violence dans laquelle cette production s’opère, une violence qui s’exprime dans la valeur économique : la valeur d’échange dans le capitalisme, dont il s’agit de se débarrasser pour une pratique de la valeur libérée de la violence spécifique au capital »[2].
Tout le livre est construit sur l’opposition entre les institutions de la pratique capitaliste de la valeur et les institutions de la pratique salariale de la valeur. Les institutions de la pratique capitaliste de la valeur sont : le marché du travail, la propriété lucrative, la mesure de la valeur par le temps de travail et le crédit (pour plus de détails voir page 23 et suivantes). Les institutions de la pratique salariale de la valeur sont : le salaire à vie de la fonction publique et des retraites, la cotisation y compris pour financer l’investissement, la propriété d’usage des outils de travail et la mesure de la valeur par la qualification des producteurs. Ces institutions se mettront en place à travers une lutte de classe pour le salaire, pour la construction du salariat, classe de ceux qui vont assumer la portée anticapitaliste de ces institutions du salariat.
- Cinq chapitres, cinq entretiens
Premier entretien : changement dans le salaire
Dans ce premier entretien l’auteur expose sa conception de la valeur , et il présente les quatre institutions majeures de la pratique capitaliste de la valeur. Il défend l’idée que le salaire à vie, et notamment celle des fonctionnaires est une pratique anticapitaliste.
Deuxième entretien : La cotisation-salaire, un trésor impensé
Il n’y a pas de versement d’un employeur vers son salarié mais cotisation à une caisse qui mutualise à l’échelle nationale la part de la valeur ajoutée affectée au salaire. C’est la caisse qui verse aussi leur salaire aux retraités, aux soignants ou aux chômeurs. Ce salaire exprime le droit politique du producteur, il n’est ni le prix d’une force de travail, ni la mesure de la qualification d’un emploi. Certes, l’impôt le fait aussi lorsqu’il paie des fonctionnaires ou des salariés d’associations, au final l’impôt salaire, comme la cotisation, mutualise la valeur ajoutée des entreprises pour verser du salaire socialisé. Mais cette socialisation passe par le filtre trompeur de la redistribution fiscale des revenus. La cotisation-salaire, elle, se pose directement et clairement comme salaire socialisé ».[3]Les allocations familiales sont un salaire déconnecté de l’emploi p50
Pour le patronat et les réformateurs : « l’école, la santé et les retraites, les allocations familiales, les indemnités journalières de chômage sont une dépense publique financée par une ponction sur la valeur produite dans la sphère capitaliste » p55
L’impôt salaire et la cotisation-salaire ne sont pas une ponction sur la valeur des marchandises ; ils sont la reconnaissance de la valeur produite par celles et ceux qu’ils paient.
Troisième entretien : Généraliser la pratique salariale de la valeur
Ce chapitre présente les institutions de la pratique salariale de la valeur et leurs enjeux
Quatrième entretien : Sortir des conduites d’évitement.
Il s’agit de dénoncer toutes les initiatives ou luttes visant à financer les activités utiles mais non productives des services publics et de la sécurité sociale par un nouveau partage de la valeur ajoutée (et du PIB) sans changement de la pratique capitaliste de la valeur. Plus fondamentalement et plus concrètement la pratique salariale de la valeur suppose qu’on se batte :
- pour la suppression du marché du travail et non pour le plein-emploi,
- pour la fonction publique et non pour le service public,
- pour le salaire à vie et non pour le revenu de base, la sécurité emploi-formation ou l’allocation d’autonomie pour la jeunesse,
- pour le financement de l’investissement par la suppression du crédit et remplacé par une cotisation économique subventionnant l’investissement et non par un pôle public bancaire,
- pour une généralisation de la cotisation de tout le PIB et non par une révolution fiscale.
Cinquième entretien : Quelle démarche concrète ?
Ce chapitre traite de la transition et des mesures concrètes pour passer de la pratique capitaliste à la pratique salariale de la valeur. Il repère les acteurs potentiels du changement. Il aborde aussi la question de la généralisation du salariat que les auteurs marxistes prétendaient abolir.
- Quelques thèmes importants
Du salaire au salariat
Le marché du travail, le salaire comme prix de la force de travail, est une institution de l’oppression capitaliste puisqu’elle nous pose comme mineurs économiques. « Nous n’avons pas droit à la propriété et à la décision en matière de travail et nous sommes réduits aux besoins que reconnaît le salaire comme pouvoir d’achat »[4]
Qu’est ce que le salariat : « une classe organisée pour imposer la pratique salariale de la valeur sans employeurs, sans capitalistes, sans crédit ni mesure par le temps, telle qu’elle a commencé à s’instituer depuis les conquêtes de 1945 »[5]
« Construire le salariat, c’est bien sûr à partir des luttes et mobilisations actuelles, telles qu’elles sont menées y compris dans leur stratégie mortifère (en accord avec les institutions de la pratique capitaliste de la valeur). Les militants sont là, il est hors de question de les disqualifier, eux. Il faut au contraire les armer (les éclairer) pour qu’ils déplacent leur mot d’ordre, très en deçà du nécessaire et du possibles vers des mots d’ordre à la hauteur des institutions du salaire et de leur pratique anticapitaliste de la valeur et donc du travail »[6].
« C’est la production de la valeur et non pas sa répartition, qui est le lieu de la lutte de classes »[7] .
La mesure de la valeur par la quantité de travail ?
Cette notion est essentielle dans le cadre de la théorie marxiste de l’économie pour expliquer la production du profit, de la plus value, comme différence entre la valeur des marchandises produites par la force de travail et la valeur de la marchandise force de travail ; les valeurs de ces deux types de marchandises sont mesurées par la quantité de travail socialement nécessaire pour les produire. La valeur ou le prix de la force de travail est donc le prix des biens et services qui sont consommés par le travailleur pour produire sa force de travail (nourriture , logement, culture, éducation, formation professionnelle, etc ;) et qu’on peut théoriquement évaluer en quantité de travail.
Commentaire : Aujourd’hui la production de profit dans les entreprises et notamment dans les secteurs des technologies de l’information et de la communication, est de moins en moins liée à la production de la plus value du travail, mais de plus en plus à l’exploitation de situation de rente, de systèmes organisationnels dans lesquels les consommateurs sont eux mêmes intégrés. La valeur d’usage du travail, le travail concret est de plus en plus intégré dans des collectifs de travail, mais aussi dans des systèmes d’information et de communication de plus en plus complexes .Par exemple dans une paire de chaussure Addidas par exemple, le travail concret représente moins de 5% de son prix.
En quoi la qualification est-elle anticapitaliste ?
« Qualifier les postes de travail dans une convention collective, c’est commencer à s’émanciper de la définition du salaire comme prix de la force de travail. Et c’est pourquoi le patronat a toujours veillé à ce que les conventions collectives définissent des minima sociaux qui laissent une marge pour les salaires réels que va pratiquer l’employeur à travers les primes et autres modes de rémunération opposés au salaire à la qualification ».[8]
Comment qualifier les collectifs de travail qui occupent une place de plus en plus importante dans la productivité (produire avec moins de ressources) ?
Valeur et richesse, des concepts économiques fondamentaux mais trop souvent mal définis
L’intérêt du livre de Bernard Friot est de rappeler que la compréhension de la valeur et de la richesse économiques est au centre de toute réflexion économique. En effet, toute théorie économique est construite, d’une manière plus ou moins explicite, sur une certaine conception de la richesse et sur la manière de la mesurer. On ne peut que regretter que de nombreux discours , articles et autres propos économiques utilisent les concepts de création de richesse, de valeur, pour essayer de donner un vernis scientifique à leurs propos mais jamais en définissant leur contenu.
Pour Bernard Friot la valeur économique renvoie plus généralement au travail abstrait, « c’est-à-dire abstraction faite de ses caractéristiques concrètes, pour le rapporter à la mesure de ce qui vaut et de ce qui ne vaut pas. Ce qui vaut va faire l’objet d’une évaluation monétaire dans les sociétés qui utilisent la monnaie »[9] « La distinction entre ce qui vaut et ce qui ne vaut pas et le niveau de la valeur d’un bien ou d’un service relèvent de rapports de pouvoir qui déterminent des classes sociales en lutte. La lutte de classes est un conflit irréductible parce que la production de la valeur est l’occasion pour une classe dominante de s’approprier une partie du fruit du travail du reste de la société. Cette prédation est constitutive de la valeur économique et elle est présente dans toute société, y compris dans celle que nous allons construire en nous débarrassant du capitalisme »[10].